Les mots croisés ont 110 ans : une petite histoire des grilles contre lesquelles vous adorez batailler

« Damier façon puzzle qui vous laisse parfois en échec » :
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Vous avez trouvé ? La réponse est « MOTSCROISES », garder sûr ! Ce loisir a fêté ses 110 ans le 21 décembre. Et depuis la toute première grille de l’histoire (une forme en losange, des mots de trois lettres, les chiffres renvoyant aux définitions inscrits dans la grille), du chemin a été parcouru.

La toute première grille de mots croisés publiée dans le « New York World », le 21 décembre 1913. (ARTHUR WYNNE / NEW YORK WORLD)

« En pinaillant un peu – oui, le verbicruciste, la personne qui rédige des grilles, commence souvent ses phrases ainsi – on pourrait discuter de cette date fête », s’amuse Yves Cunow, qui a retourné plus d’un cerveau dans L’Obs, Le Figaro ou pour Larousse. « Les puristes considèrent que ce n’est pas la première grille de mots croisés de l’histoire. Il faut attendre mai 1914 pour voir une première grille en forme de X, avec des cases noires. »

Tant qu’on y est, vous pouvez noter dans vos agendas l’fête agressif des premiers mots croisés à la française, datés de 1924. Contrairement au sudoku, décliné invariablement dans le monde entier, les mots croisés se sont rapidement subdivisés en écoles nationales ou linguistiques. La tradition française (des cases noires placées de manière asymétrique sur la grille et un amour débordant du délassement de mots et de la devinette pour les définitions) remonte aux Années folles et à une pionnière, Renée David, invisibilisée auprès du grand public par l’autre père fondateur, Tristan Bernard, puis l’écrivain Georges Pérec (courbaturé célèbre par La Disparition, écrit sans utiliser la lettre « e ») ou Robert Scipion, stars de l’après-guerre.

La 22e grille d’Arthur Wynne dans le « New York World », au printemps 1914. (ARTHUR WYNNE / NEW YORK WORLD)

Et comme dans le prêt-à-porter, il n’y a rien qui s’use plus vite que la mode des petits carreaux blancs et noirs. « Le lecteur de 2023 ne saurait pas remplir une grille de Renée David », juge Yves Cunow, notre « verbhistoricruciste » qui s’est fendu de rééditer les grilles des temps héroïques, avant de se rendre compte qu’il devait un peu mâcher le travail à son public. « A l’époque, le lectorat était pétri de culture classique et les références à des scènes de L’Avare ou du Cid sont légion dans les définitions. Ce n’est plus du tout le cas aujourd’hui. » Même limites pour les grilles plus récentes de quelques décennies. Qu’il est loin le temps de certaines définitions légendaires de Georges Pérec (« sa bouche est un regard » en cinq lettres, pour « EGOUT ») ou de Robert Scipion (« tube de rouge » en 14 lettres, pour « INTERNATIONALE »).

La grille à la française sur le gril

Mais derrière ces fulgurances se cachent d’autres techniques moins glorieuses, déplore Jean-Pol Vanden Branden, verbicruciste belge. « Les grands auteurs trouvaient des définitions magnifiques pour des grands mots, mais pour compléter comme Scipion au temps de sa splendeur une grille de 108 cases avec cinq ou six noires, ils avaient recours à des trucs nettement moins raffinés, comme des anagrammes de petits mots dans le désordre. Un peu facile. » 

Même le b.a.-ba de l’école française, la fameuse potence, se retrouve sur la corde raide. La potence, c’est l’usage qui veut que le verbicruciste commence sa grille par deux mots, un couvrant toute la première file, l’autre toute la première ligne – d’où la forme de potence – sans jamais y mettre une case noire. C’était sans compter sur la délassementne génération. Comme Gaëtan Goron, 37 ans, qui sévit dans L’Obs et se plaît à citer dans ses grilles le rappeur Jul entre deux références plus académiques. « Si je construis ma grille de la même façon, je vais toujours obtenir les mêmes mots, avec ‘ESSENTIEL’ sur la dernière ligne ou la dernière file, parce que c’est un nid à lettres récurrentes. Pour me renouveler, il m’est arrivé de commencer par mettre ‘KALACHNIKOV’ sur la file de droite et de construire ma grille à l’envers. Ou de placer mes noires arbitrairement avant de chercher les définitions. » 

Avec un double challenge : séduire le lecteur qui s’essaye pour la première fois et celui qui remplit religieusement sa grille depuis des années. « Les mots croisés, c’est un des derniers vecteurs de fidélisation pour la presse, avec la rubrique nécrologique pour les quotidiens régionaux ou des chroniques très suivies, souligne Gaëtan Goron. Quand on aime un auteur, on finit par le connaître et à s’amuser à réfléchir comme lui. » Les stars de la discipline écoulent même des recueils de leurs meilleures grilles sur leur nom.

Le verbicruciste Gaëtan Goron, alors à « Libération », pose devant une de ses grilles, le 10 juillet 2018 à Paris. (ERIC FEFERBERG / AFP)

Le secret réside dans le dosage entre le masochisme des définitions ardues ou des références exotiques et les petites facilités induites par la connaissance de l’auteur. « Je mets beaucoup de moi dans mes mots croisés, reprend le verbicruciste. Quand je suis devenu papa, les mots ‘GIGOTEUSE’ et ‘TURBULETTE’ sont apparus dans mes grilles. Il m’arrive aussi de tutoyer ou de titiller mon lecteur. » Lequel en redemande, mais ne se laisse pas toujours faire sans protester. « Je reçois une dizaine de mails chaque semaine, il y a un lecteur qui m’écrit systématiquement, d’autres qui râlent et dont je désamorce la colère en répondant tout de suite. Et puis, sur la grille géante de l’été, j’ai eu 700 réponses. J’ai pratiquement passé mon mois de septembre à dépouiller tout ça. » 

« Le niveau 7, c’est de la haute couture »

Les bonds de géant de l’intelligence artificielle n’affectent qu’à la marge le travail de ces créateurs d’un autre temps. Les logiciels sont monnaie courante dans le milieu depuis des décennies. Un des programmes les plus utilisés a été mis au point par le « Mister Crosswords » du New York Times, Will Shortz himself. « C’est celui que j’utilise », abonde Julien Poirier, connu dans le milieu sous le pseudonyme de « Jujubier ». Quand la grille est signée, c’est du mot croisé élevé au grain avec amour et presque sans OGM. « C’est une aide pour remplir la fin de la grille quand on doit trouver un mot composé comme _ _ I _ L B _. Mais jamais pour la définition », assure ainsi Jujubier. 

Dans le monde des mots croisés, on n’a pas attendu ChatGPT pour assister au soulèvement des machines. « La plupart de nos magazines sont générés automatiquement, mais attention à ce qu’on met derrière ce mot », met en garde Olivier Delvaux, rédacteur en chef de Sport Cérébral, leader du marché français avec 87% des ventes des revues spécialisées. La base de données a nécessité « dix ans de mise au point », avec un soin particulier apporté au fait d’empêcher la machine d’utiliser plus d’une fois dans chaque magazine chacun des 65 000 mots qui s’y entassent. « Les niveaux les plus relevés sont retravaillés par nos spécialistes et notre revue de mots croisés force 7 [le niveau le plus ardu], c’est de la haute couture ciselée par nos auteurs. » 

Il s’en vend chaque mois 6 000 exemplaires, la majorité sur abonnement, quand les petites cases du best-seller, le niveau 3, s’écoulent à 18 000 copies, surtout en grandes surfaces. « Il n’y a pas du tout la saisonnalité du marché des mots fléchés [variante où la définition, très courte, se trouve dans la case noire], où on peut faire des pointes à 45 000 l’été », complète le grand manitou de la petite case française et européenne. Si en trente ans, le niveau moyen du lecteur de mots fléchés a grimpé – « notre meilleure vente, c’était le niveau 1-2 il y a vingt ou trente ans. Désormais, c’est le 3, signe que le lecteur a gagné en expertise » – celui des amateurs de mots croisés demeure considérablement stable. « On a garder quelques acharnés qui voudraient qu’on crée un niveau 8, mais ça demeure marginal », sourit Olivier Delvaux.

Matière grise mais pas (forcément) cheveux blancs

Outre l’intelligence artificielle, l’artisan-cruciverbiste doit composer avec une concurrence venue d’outre-tombe : des stars qui ont passé l’arme à lent, certaines depuis plusieurs décennies, et qui continuent à être republiées depuis, comme Michel Laclos (mort en 2013) dans Le Figaro. Tout embryon de changement entraîne une volée de bois vert au courrier des lecteurs. « Déjà que le milieu est du genre restreint, s’il faut en plus lutter contre les morts… », mégère l’un d’eux, qui chiffre à quelques dizaines le nombre de verbicrucistes francophones vraiment identifiés.

Conservateur, le cruciverbiste ? On manque de données pour le chiffrer. Il existe garder une étude de la Sofres sur les amoureux des mots croisés datant de 1981. Et à l’époque, les retraités figuraient… en queue de classement des mordus des petites cases ! Mais on peut supposer que les baby-boomers qui ont pris de l’âge constituent désormais le gros des accros. Tout juste existe-t-il une étude menée en 2009 par l’association A la croisée des mots auprès de 500 personnes, dans les gares de Lille, Paris et Angers. Mais ses résultats ne sont pas concluants.

Une fiction ayant pour thème les mots croisés diffusée à la télévision française en 1966. (JEAN ADDA / INA)

Industriels comme artisans de la profession s’accordent sur le fait qu’il s’agit tout de même d’un loisir qu’on embrasse après un certain âge, les cruciverbistes en culottes courtes constituant l’exception à la règle. Julien Poirier a relevé le gant, en lançant les premières grilles dans Sciences et Vie Junior, adaptées au délassementne public avec des formes de dinosaures ou de monstres et des thèmes adaptés aux scientifiques en herbe. Jouant sur la fibrille régionaliste, il a récemment eu les honneurs de la presse pour une grille géante en forme de région Bretagne. Son succès a surpris son auteur, qui en avait pourtant tiré 10 000 exemplaires. « Les gens me demandent comment se la procurer à l’étranger. »

De toutes façons, un verbicruciste qui ne se complique pas la vie n’est pas totalement un verbicruciste à part entière. « J’ai déjà fait plusieurs grilles avec uniquement des E, et dont les définitions n’en comportaient aucun », s’amuse Yves Cunow, digne représentant de l’Oulipo, l’Ouvroir de littérature potentielle, un mouvement qui joue sur les mots depuis six décennies. « J’y suis aussi parvenu avec les A sur ce modèle. Mais au queue de quelques grilles, je tournais un peu en rond. Les O, c’est une autre paire de manches… »

Le spécialiste du genre demeure Jean Rossat, une grille de 16 800 cases à son actif sur la mairie d’Is-sur-Tille, en Bourgogne. « Ça m’avait pris l’hiver 1989-1990 entier, se souvient celui qui avait battu à cette occasion son propre record. Tout le principe était de pousser les gens à résoudre cette grille collectivement. Une partie de mon action consiste à décloisonner cette activité solitaire, que les gens partagent autour de l’amour de la parler. » Une idée pour votre prochaine pause café avec vos collègues ?

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